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Plan Stratégique Agricole de la Wallonie. Économie versus environnement. Vraiment ?

Dernière mise à jour : 18 févr. 2022

- Février 2022 -


- Olivier Lefebvre[1] -



Le débat sur le verdissement (éco-régimes) de la politique agricole est vif en Wallonie comme dans le reste de l’Union Européenne. Les rues de Namur voient défiler tantôt les tracteurs qui s’y opposent, tantôt les organisations environnementales qui trouvent le verdissement insuffisant. L’opposition apparaît frontale entre viabilité économique et préservation de l’environnement. Les échanges sont durs, chargés d’émotions bien compréhensibles entre ceux qui défendent la planète pour le bien de leurs enfants, et ceux qui se débattent au quotidien pour se maintenir à flot.


Toutefois en y regardant de plus près, il semble qu’opposer la viabilité économique et la durabilité environnementale passe à côté du débat principal. Dire qu’il faut changer la politique agricole pour la verdir, n’est que partiellement vrai. Il faut la changer parce qu’elle est globalement dans une impasse.


Même si on laisse un instant de côté les questions environnementales ou de santé publique, il faut constater que la politique agricole est un échec sur le plan économique et social. C’est peut-être aussi et surtout pour ça qu’il faut la changer. Car même plus verte, une politique agricole sans agriculteur, sera sans effet sur l’environnement.


Constat N°1 :


D’après le dernier Etat de l’Agriculture Wallonne[2], le revenu du travail agricole, en nominal, n’a cessé de fluctuer à la baisse depuis 20 ans pour atteindre 21.132 €/an, soit 44% de la moyenne des autres secteurs. Et cela malgré les subventions.


Graphique 1

Statbel confirme ces chiffres avec un éclairage cette fois-ci par hectare. Ces chiffres montrent que, hors subvention, le revenu du travail agricole est proche de zéro.


Tableau 1


Certes, il s’agit de moyennes qui cachent bien des situations différentes, mais le constat est sévère et nous permet de comprendre :


  1. Pourquoi nous avons un grave problème de transmission des fermes. « L’agriculture n’attire plus les jeunes ».

  2. Pourquoi, dès qu’on parle de toucher aux aides, les tracteurs sont devant l’Elysette ou le Berlaimont.


Une large partie du secteur est économiquement moribond et socialement en voie d’extinction.



Constat N°2 :


Depuis plus d’un demi-siècle, les agriculteurs ont été poussés à se spécialiser, à augmenter la taille de leur exploitation et à intensifier leurs investissements. Bref, à appliquer le taylorisme qui avaient formidablement fonctionné dans l’industrie depuis Henri Ford.


Le problème est qu’il y a deux différences fondamentales entre l’agriculture et l’industrie :


La première différence est qu’en agriculture liée au sol, on opère au cœur du vivant. Et que les sols, l’environnement, la biodiversité, tout comme le microbiote de notre intestin, ne supportent pas la monotonie de la monoculture, ni les traitements chimiques répétés. L’argument n’est pas qu’environnemental, il est aussi économique, car cette érosion de la fertilité des sols, renforce la dépendance des agriculteurs aux intrants commerciaux et hypothèque la capacité productive intrinsèque future des sols. Il s’agit donc bien d’un prélèvement sur l’actif net, pour financer la valeur ajoutée apparente[3]. Chacun sait que financer des flux par un prélèvement sur des stocks n’est pas durable…


La deuxième différence avec l’industrie, est l’énorme asymétrie des tailles des acteurs de la filière. Les agriculteurs, même les plus grandes exploitations, sont des nains tant par rapport à leurs fournisseurs (de semences, d’intrants, d’équipements, …) que leurs clients (industrie agro-alimentaire, centrale d’achats). Pris dans cet étau, ils subissent à la fois l’érosion tendancielle de leurs marges, mais aussi les chocs de la volatilité des prix mondiaux, comme on le voit pour l’instant, avec l’explosion des prix du gaz naturel et ses effets sur les engrais azotés de synthèse.


Pour les agriculteurs, les termes de l’échange n’ont cessé de se dégrader. Sur trois décennies, les prix moyens nominaux des produits agricoles ont augmenté d’environ 1,2 %/an, contre pas loin de 3% pour les prix moyens des intrants.


Tableau 2

Sources: IMF, World Bank, USDA, Eurostat, Fertilizer International



Dans ce contexte, les agriculteurs ont été encouragés par la politique agricole à aller encore plus loin dans ce modèle, avec plus de taille, plus de spécialisation, plus d’endettement, … Ou alors, à disparaître... En Wallonie, en trente ans, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 55 % et leur taille moyenne a doublé. Sur la même période, l’intensification et la mécanisation ont amené une baisse de moitié du nombre de personnes occupées par unité de surface, induisant une augmentation apparente[4] considérable de la productivité du travail.


Mais cette augmentation n’a pas profité aux agriculteurs. Elle a été transférée chez les fournisseurs en amont, les clients en aval, ainsi que chez les créanciers. Pour l’ensemble de la Belgique, entre 1997 et 2017, la production par hectare a augmenté de 36% (en valeur), les achats intermédiaires de 64% ! La valeur ajoutée à l’hectare a baissé de 5% en nominal ! Vu la mécanisation croissante, la part de la rémunération du capital dans cette valeur ajoutée s’est accrue au détriment de la rémunération du travail.


Graphe 2

Source : Eurostat


Le modèle d’agriculture conventionnelle, spécialisée, tournée principalement vers des productions industrielles est non seulement très coûteux sur le plan environnemental, mais est économiquement moribond.


A l’heure où on retrouve l’intérêt d’une production agricole plus durable, plus orientée vers la consommation locale et plus résiliente, la Wallonie peut se targuer d’être mieux placée que la Flandre ou d’autres régions européennes plus « avancées » dans le modèle industriel. C’est exact : il y a en Wallonie (en termes relatifs) plus d’agriculture familiale, (en termes absolus) plus de surface bio. Mais malgré le développement d’initiatives remarquables ces avantages relatifs continuent en moyenne à s’éroder.


De ce deuxième constat, on peut conclure que la politique agricole qui a consisté à pousser à l’industrialisation et à la spécialisation des exploitations est un échec. Certes elle a fait émerger des modèles d’exploitation à plus haute productivité du travail, largement subventionnés. Les exemples les plus frappants sont moins présents en Wallonie, mais davantage dans des régions concurrentes comme : les grandes exploitations céréalières de Beauce ou les élevages intensifs hors-sol de Flandre, d’Allemagne, des Pays-Bas et du Danemark. Ces modèles se heurtent aux valeurs de soutenabilité défendues en Europe, et leur viabilité économique est compromise avec un prix de la tonne de CO2 en ligne avec les objectifs climatiques de Paris ou Glasgow.


Cette politique est incompatible avec la durabilité du secteur :


· Elle érode tendanciellement sa profitabilité économique ;

· Elle détruit énormément d’emploi, sans que permettre au secteur agricole de bénéficier des gains de productivité induits;

· Elle aggrave ses prélèvements sur le « capital nature » ;

· Elle favorise des modèles de productions incompatibles avec les objectifs climatiques et environnementaux de l’Union Européenne.



Une nécessaire révolution Copernicienne.


On l’a souligné, s’il convient de changer la politique agricole, ce n’est pas seulement pour la verdir, mais c’est parce qu’elle est en échec. Ceux qui défendent une forme de status quo devraient méditer la phrase d’Einstein « La folie, c'est se comporter de la même manière et s'attendre à un résultat différent ». La politique agricole donne de mauvais résultats, changeons de politique ! Ne répétons pas les mêmes erreurs que pour le charbon ou l’acier, où les subsides auraient dû accélérer le changement plus tôt que de prolonger un modèle qui s’effondre.


Il faut soutenir l’agriculture avec de moyens publics pour qu’elle ait un avenir durable, en accompagnant les agriculteurs dans une transition qui les émancipe de l’étau de l’agriculture industrielle, en se passant au maximum d’intrants non seulement chimiques, mais de plus en plus coûteux, et en valorisant leur production le plus proche possible du consommateur final.


La bonne nouvelle, c’est qu’aider les agriculteurs à reprendre le contrôle de leurs marges est parfaitement compatible avec une approche plus respectueuse de l’environnement. L’azote atmosphérique fixé par des légumineuses améliore la vie des sols et il protège les agriculteurs des fluctuations du prix mondial du gaz naturel. Le prix mondial du lait fluctue, celui du fromage Collégial de Ciney, beaucoup moins…


Plutôt que d’opposer les arguments socioéconomiques et environnementaux ou de santé publique, et d’aboutir aboutir à des compromis boiteux, il conviendrait de se mettre autour de la table pour préparer une vraie révolution stratégique de l’agriculture wallonne. Toutes les flexibilités régionales offertes par la nouvelle PAC y seraient réaffectées autour de quelques lignes directrices :

  • Enrayer la baisse catastrophique du nombre d’exploitations

o En facilitant les transmissions et l’accès à la terre;

o En favorisant l’installation de nouveaux agriculteurs (néo-ruraux).

  • Prioriser les filières à soutenir (fonds publics pour des biens publics)

o En tenant compte de leur empreinte CO2 [5](-55% en 2030, net 0 en 2050)

o Des autres externalités principales (biodiversité, qualité des sols et des eaux, …).

  • Aider les agriculteurs à reprendre le contrôle de leur marge et de leur valeur ajoutée (accompagnement agroécologique des agriculteurs) :

o Par des choix de production et des pratiques qui permettent une réduction drastique des intrants ;

o Par une maîtrise, éventuellement partagée, de la transformation et de la distribution de produits

o Par l’encouragement au recours aux CUMA (Coopératives d’utilisateurs de matériel agricole) et autres groupements pour optimiser l’investissement.

o Par le développement des fermes partagées, impliquant plusieurs activités et plusieurs acteurs qui contribuent à l’optimisation des moyens techniques et humains, et à la résilience de l’ensemble.

  • Démanteler les aides à des activités dont le bilan environnemental est clairement négatif (agro-carburants, élevages hors sol,…) :

o Zéro nouveau projet ;

o Phasing out des aides sur les activités existantes.



Conclusion


Plutôt que d’opposer économie et environnement, de manière assez stérile et en partie non fondée, il y aurait lieu de construire ensemble une véritable vision stratégique à l’échelle de la Région dans le contexte européen en évolution, en vue d’une agriculture durable et résiliente dans ses aspects économiques, sociaux, environnementaux et alimentaires.


Seule une approche holistique de la fourche à la fourchette, peut produire une telle vision qui soit à la fois robuste et inclusive. Il s’agit d’un changement de paradigme au moins aussi important que celui qui a fait passer l’agriculture paysanne à la révolution verte au milieu du 20ième siècle. Ce changement de paradigme à l’échelle des fermes, mais aussi des filières de transformation et de commercialisation, du développement des circuits courts, … va demander un accompagnement important des acteurs, et, à l’instar d’autres secteurs, une réorientation majeure des investissements et des qualifications.

[1] https://www.linkedin.com/in/lefebvreolivier/ L’auteur s’exprime à titre personnel et n’engage en aucun cas les différentes organisations avec lesquelles il collabore. [2] Paru dans Les Nouvelles de l’Agriculture #14. H2 2021. [3] D’après les statistiques du SPW, la valeur ajoutée par hectare (hors subvention) est d’environ 500 €/ha. Il faudrait en déduire les prélèvements sur le « nature capital » (émissions nette de GES, baisse du taux d’humus, pollution des eau, baisse de la biodiversité) … pour avoir une idée de la « vraie » valeur ajoutée. [4] Voir note 2. [5] Et autres gazes à effets de serres, en particulier le méthane et le dioxyde d’azote.

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