- Février 2022 -
- Olivier Lefebvre[1] -
Le débat sur le verdissement (éco-régimes) de la politique agricole est vif en Wallonie comme dans le reste de l’Union Européenne. Les rues de Namur voient défiler tantôt les tracteurs qui s’y opposent, tantôt les organisations environnementales qui trouvent le verdissement insuffisant. L’opposition apparaît frontale entre viabilité économique et préservation de l’environnement. Les échanges sont durs, chargés d’émotions bien compréhensibles entre ceux qui défendent la planète pour le bien de leurs enfants, et ceux qui se débattent au quotidien pour se maintenir à flot.
Toutefois en y regardant de plus près, il semble qu’opposer la viabilité économique et la durabilité environnementale passe à côté du débat principal. Dire qu’il faut changer la politique agricole pour la verdir, n’est que partiellement vrai. Il faut la changer parce qu’elle est globalement dans une impasse.
Même si on laisse un instant de côté les questions environnementales ou de santé publique, il faut constater que la politique agricole est un échec sur le plan économique et social. C’est peut-être aussi et surtout pour ça qu’il faut la changer. Car même plus verte, une politique agricole sans agriculteur, sera sans effet sur l’environnement.
Constat N°1 :
D’après le dernier Etat de l’Agriculture Wallonne[2], le revenu du travail agricole, en nominal, n’a cessé de fluctuer à la baisse depuis 20 ans pour atteindre 21.132 €/an, soit 44% de la moyenne des autres secteurs. Et cela malgré les subventions.
Graphique 1

Statbel confirme ces chiffres avec un éclairage cette fois-ci par hectare. Ces chiffres montrent que, hors subvention, le revenu du travail agricole est proche de zéro.
Tableau 1

Certes, il s’agit de moyennes qui cachent bien des situations différentes, mais le constat est sévère et nous permet de comprendre :
Pourquoi nous avons un grave problème de transmission des fermes. « L’agriculture n’attire plus les jeunes ».
Pourquoi, dès qu’on parle de toucher aux aides, les tracteurs sont devant l’Elysette ou le Berlaimont.
Une large partie du secteur est économiquement moribond et socialement en voie d’extinction.
Constat N°2 :
Depuis plus d’un demi-siècle, les agriculteurs ont été poussés à se spécialiser, à augmenter la taille de leur exploitation et à intensifier leurs investissements. Bref, à appliquer le taylorisme qui avaient formidablement fonctionné dans l’industrie depuis Henri Ford.
Le problème est qu’il y a deux différences fondamentales entre l’agriculture et l’industrie :
La première différence est qu’en agriculture liée au sol, on opère au cœur du vivant. Et que les sols, l’environnement, la biodiversité, tout comme le microbiote de notre intestin, ne supportent pas la monotonie de la monoculture, ni les traitements chimiques répétés. L’argument n’est pas qu’environnemental, il est aussi économique, car cette érosion de la fertilité des sols, renforce la dépendance des agriculteurs aux intrants commerciaux et hypothèque la capacité productive intrinsèque future des sols. Il s’agit donc bien d’un prélèvement sur l’actif net, pour financer la valeur ajoutée apparente[3]. Chacun sait que financer des flux par un prélèvement sur des stocks n’est pas durable…
La deuxième différence avec l’industrie, est l’énorme asymétrie des tailles des acteurs de la filière. Les agriculteurs, même les plus grandes exploitations, sont des nains tant par rapport à leurs fournisseurs (de semences, d’intrants, d’équipements, …) que leurs clients (industrie agro-alimentaire, centrale d’achats). Pris dans cet étau, ils subissent à la fois l’érosion tendancielle de leurs marges, mais aussi les chocs de la volatilité des prix mondiaux, comme on le voit pour l’instant, avec l’explosion des prix du gaz naturel et ses effets sur les engrais azotés de synthèse.
Pour les agriculteurs, les termes de l’échange n’ont cessé de se dégrader. Sur trois décennies, les prix moyens nominaux des produits agricoles ont augmenté d’environ 1,2 %/an, contre pas loin de 3% pour les prix moyens des intrants.
Tableau 2

Sources: IMF, World Bank, USDA, Eurostat, Fertilizer International
Dans ce contexte, les agriculteurs ont été encouragés par la politique agricole à aller encore plus loin dans ce modèle, avec plus de taille, plus de spécialisation, plus d’endettement, … Ou alors, à disparaître... En Wallonie, en trente ans, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 55 % et leur taille moyenne a doublé. Sur la même période, l’intensification et la mécanisation ont amené une baisse de moitié du nombre de personnes occupées par unité de surface, induisant une augmentation apparente[4] considérable de la productivité du travail.
Mais cette augmentation n’a pas profité aux agriculteurs. Elle a été transférée chez les fournisseurs en amont, les clients en aval, ainsi que chez les créanciers. Pour l’ensemble de la Belgique, entre 1997 et 2017, la production par hectare a augmenté de 36% (en valeur), les achats intermédiaires de 64% ! La valeur ajoutée à l’hectare a baissé de 5% en nominal ! Vu la mécanisation croissante, la part de la rémunération du capital dans cette valeur ajoutée s’est accrue au détriment de la rémunération du travail.